10

 

Le matin suivant, Rosemary avait une drôle de voix, au téléphone. Peut-être parce que j’avais demandé à lui parler spécifiquement. Après une brève attente, elle avait pris le combiné.

— Salut ! C’est moi, Jess.

— Bonjour, Jess. Comment vas-tu, chérie ?

Elle ne paraissait pas aussi excitée que la veille.

— Bien. J’ai de nouvelles adresses pour vous.

Là encore, elle n’a pas semblé très pressée de les noter.

— J’imagine que tu n’as pas lu le journal, ma belle ?

— L’article sur la récompense ? ai-je précisé en grattouillant l’insulte que quelqu’un avait gravée sur l’échangeur de monnaie de la cabine que j’utilisais. Si, je l’ai vu. Je trouve ça nul, d’accepter de l’argent pour quelque chose que toute personne décente devrait faire gratuitement. Vous pigez ?

— Oh, je suis bien d’accord. Mais ce n’est pas ça que j’avais en tête. Je pensais à la fillette à propos de laquelle tu nous as contactés, hier. Celle de l’arbre.

D’un œil de lynx, je surveillais les alentours, bien décidée à ne pas me laisser coincer par la mère Pitt, cette fois. Pour l’instant, RAS. Juste une voiture noire qui venait de se garer sur le parking des profs. Deux mecs en costume en sont sortis. Des flics en civil. Visiblement, quelqu’un du lycée avait été mouchardé.

— Ouais, je me rappelle. Bizarre, d’ailleurs. Qu’est-ce qu’elle fabriquait près de cet arbre ?

— Pas à côté, chérie, dessous. Morte. Elle a été assassinée et enterrée à l’endroit que tu as mentionné. (Pause.) Chérie ? Jess ? Tu es là ?

— Oui, oui, je suis là.

Morte ? La petite machine-chose ? Assassinée ?

Le jeu n’était plus drôle, là.

Plus du tout même car, soudain, j’ai constaté que les flics venaient vers moi. J’avais cru – logique ! – qu’ils se rendaient dans les bureaux. En réalité, ils fonçaient droit sur moi. Et ils n’étaient plus très loin. Ils avaient des cheveux très courts et arboraient un costume strict[29]. L’un d’eux a porté la main à la poche intérieure de son veston, il en a tiré un petit portefeuille qu’il a ouvert d’un revers du poignet et m’a tendu.

— Bonjour ! a-t-il lancé d’une voix enjôleuse. Je suis l’Agent Spécial Chet Davies, et voici mon équipier l’Agent Spécial Allan Johnson. Nous sommes du FBI et nous aimerions vous poser quelques questions, Jess. Seriez-vous assez gentille pour raccrocher ce téléphone et nous accompagner, s’il vous plaît ?

Dans mon oreille, j’ai entendu Rosemary s’excuser.

— Jess, ma chérie, je suis désolée, je ne voulais pas m’en mêler, ils m’y ont forcée.

L’Agent Spécial Chet Davies m’a saisie par le bras.

— Allez, poulette, par ici la sortie. Raccrochez !

J’ignore ce qui m’a prise. Encore aujourd’hui, je ne sais pas. Mais au lieu d’obéir au mec, je l’ai frappé de toutes mes forces avec le combiné.

Puis je me suis sauvée.

Oh, je ne suis pas allée très loin. Parce que, une fois que j’ai eu commencé à courir, j’ai compris la stupidité de ma réaction. J’allais où, comme ça ? Sans voiture, je comptais effectuer combien de kilomètres ? Il s’agissait du FBI, bon sang, pas des deux flics de notre bled qui sont si gras qu’ils n’arriveraient même pas à rattraper une vache. Alors une fille de seize ans qui gagne le deux cents mètres depuis la sixième, pensez !

Sans vouloir vous offenser, les gars.

Je devais être en pleine crise de folie, il n’y a pas d’autre explication. Et quand je suis en pleine crise de folie, je finis toujours au même endroit, en général. Bref, j’ai décidé de sauter l’étape course-poursuite et de filer là où j’avais toutes les chances de terminer : dans le bureau des CE. Je m’y suis ruée, j’ai ouvert la porte de Goodheart à la volée et je me suis affalée sur la chaise en vinyle orange près de la fenêtre.

Goodheart était en train de s’enfiler un friand au fromage.

— Jess ? m’a-t-il lancé par-dessus son en-cas. Quelle bonne surprise ! Raconte-moi un peu ce qui t’amène ici avec tant d’entrain et de si bon matin.

— Deux gars du FBI viennent de tenter de me fourrer dans leur bagnole pour m’interroger, ai-je expliqué, quelque peu haletante. J’en ai assommé un, alors j’ai préféré venir ici.

Goodheart s’est emparé de sa tasse – décorée d’un Snoopy – et a bu une gorgée de café.

— Bien, reprenons, Jess, a-t-il continué. Moi, je dis : « Raconte-moi un peu ce qui t’amène ici avec tant d’entrain et de si bon matin. », et toi, tu réponds : « Oh, je ne sais pas, monsieur Goodheart. J’ai eu une brusque envie de passer discuter de mes derniers résultats, une fois encore catastrophiques, en littérature et voir si vous pouvez m’aider à persuader Mlle Kovax de ne pas me sacquer à l’examen de fin d’année. »

À cet instant, la secrétaire des CE, Helen, est apparue sur le seuil, l’air décontenancé.

— Paul ? Il y a ici deux messieurs qui…

Elle n’a pas eu le temps de terminer, car l’Agent Spécial Chet Davies l’a écartée du chemin. Il pressait un mouchoir contre son nez qui pissait le sang et me vrillait d’un regard noir.

— Un coup plutôt sournois, a-t-il susurré d’une voix nasillarde, ce qui n’avait rien de surprenant, dans la mesure où j’avais dû saccager pas mal de cartilage. Malheureusement, attaquer un agent relève du droit pénal, jeune fille. Allez, ouste, debout ! On part en balade.

Je n’ai pas bronché. Au moment où l’Agent Spécial Davies tendait le bras pour m’attraper, Goodheart est intervenu.

— Excusez-moi.

C’est tout. « Excusez-moi. »

Pourtant, l’Agent Spécial Davies a retiré sa main aussi vite que s’il s’était brûlé à mon contact. Puis il a jeté un coup d’œil très coupable au CE avant de sortir son insigne.

— Agent Spécial Chet Davies, s’est-il présenté. J’emmène cette demoiselle pour l’interroger.

Sans se démonter, Goodheart a repris son friand, a mordu dedans, l’a reposé, et a répondu :

— Pas sans ses parents. Elle est mineure.

C’est là qu’est intervenu le coéquipier de l’Agent Spécial Davies. Il a brandi son badge, s’est présenté à son tour – Agent Spécial Allan Johnson –, et a lancé :

— Monsieur, je ne sais pas si vous êtes au courant, mais cette jeune fille est recherchée pour interrogatoire en vue d’éclaircir plusieurs cas d’enlèvements d’enfants et un meurtre.

Goodheart m’a dévisagée avec des yeux ronds.

— Eh bien, Jess, a-t-il murmuré, tu ne t’es pas ennuyée, ces derniers temps, dis-moi ?

C’est d’une voix rauque (je n’avais jamais été aussi près des larmes, soudain) que je me suis justifiée.

— Je téléphonais tranquillement quand ces deux types que je n’ai jamais rencontrés m’ont ordonné de les suivre. Ma mère m’a interdit de monter en voiture avec des inconnus. Ils affirment être du FBI, ils agitent des cartes dans tous les sens, mais comment suis-je censée deviner que c’est vrai ? Je n’ai jamais vu d’insigne du FBI de ma vie, moi ! Il a bien fallu que je me défende. Oh, monsieur Goodheart ! Je crois que je vais pleurer.

— Voilà qui ne te ressemble guère, Jess, s’est-il moqué gentiment. Tu n’as quand même pas pris ces deux clowns au sérieux ?

— Si, ai-je répondu avec un vrai sanglot. Je ne veux pas aller en prison, monsieur Goodheart.

Et je suis au regret d’avouer que, à ce stade-là, je n’étais plus sur le point de pleurer. Je pleurais. Pratiquement comme un veau.

Mollo ! Vous aussi, vous auriez eu les jetons, si le FBI s’en était pris à vous.

Tandis que je reniflais et essuyais mes yeux tout en maudissant intérieurement Ruth pour avoir déclenché tout ce bazar, Goodheart a contemplé les types du FBI et leur a lancé d’une voix qui n’était plus du tout narquoise :

— Vous deux, allez donc vous asseoir à côté. Jess n’ira nulle part sans ses parents et leur avocat.

Il ne rigolait pas, et une vague d’affection insoupçonnée m’a submergée. Il distribuait peut-être les colles comme des petits pains, il n’en reste pas moins qu’il assurait en cas de besoin. Les mecs ont eu l’air de le comprendre eux aussi. L’Agent Spécial Davies a juré tout fort, ce qui a semblé embarrasser son collègue.

— Nous n’avions pas l’intention de vous effrayer, mademoiselle, a marmonné ce dernier. Il s’agit seulement de quelques questions. Nous devrions pouvoir trouver une pièce tranquille pour régler cette histoire.

— Aucun souci, a confirmé Goodheart. Une fois que ses parents seront ici.

L’Agent Spécial Johnson savait reconnaître quand il avait perdu. Hochant le menton, il est sorti dans la salle d’attente où il s’est mis à feuilleter un exemplaire de Jeune et jolie. L’Agent Spécial Davies, lui, a lâché un deuxième gros mot et s’est mis à arpenter le couloir sous les yeux nerveux d’Helen. Quant à Goodheart, il était parfaitement détendu et s’est autorisé une deuxième gorgée de café avant de décrocher le téléphone.

— Bon, on appelle qui, Jess ? Ta mère ou ton père ?

— M-m-mon père, ai-je balbutié entre deux reniflements. S’il vous plaît.

Il a donc joint Mastriani, où mon paternel travaillait ce matin-là. Dans la mesure où le lycée n’avait jamais convoqué mes parents malgré les innombrables bagarres dans lesquelles j’avais été impliquée, l’angoisse était perceptible dans la voix de mon père, quand il a demandé à Goodheart si j’allais bien. Mon CE préféré l’a rassuré tout en lui conseillant d’avertir son avocat s’il en avait un. Dieu soit loué, mon père a raccroché en promettant d’être là dans les cinq minutes. Il n’a même pas jugé bon d’exiger des explications.

Sa mission accomplie, Goodheart a attrapé quelques-uns des mouchoirs qu’il prend toujours soin d’avoir pour les nuls qui envahissent son bureau afin de chialer toute la sainte journée à propos de leur famille mal aimante ou autre. J’étais désormais une de ces nouilles, ai-je songé en me mouchant avec dépit.

— Allez, a-t-il enchaîné. Raconte.

Après un coup d’œil anxieux en direction des mecs du FBI pour m’assurer qu’ils ne m’entendaient pas, je me suis exécutée. Je ne lui ai rien caché, de la foudre qui m’avait frappée jusqu’à ce matin-là, lorsque l’Agent Spécial Davies avait brandi son insigne. La seule chose que j’ai tue, c’est Rob. Le CE n’avait pas besoin d’être au courant.

Le temps que j’en termine, mon père était arrivé avec notre avocat, lequel se trouve être le père de Ruth, M. Abramovitz. L’Agent Spécial Davies avait mis à profit cette pause pour se ressaisir et il a fait mine de rien – comme s’il n’avait pas essayé de m’attraper, comme si je ne lui avais pas écrabouillé le pif.

Oh que non ! Rien de tel. C’est en vrai pro qu’il a expliqué à mon père et à M. Abramowitz que le FBI s’intéressait beaucoup à la personne qui contactait l’Organisation Fédérale pour les Enfants Disparus de la cabine où ils m’avaient coincée. Apparemment, au O8OO-TEOULA, ils étaient équipés d’appareils capables d’identifier la provenance de leurs appels. Rosemary avait donc su, dès le début, que je téléphonais de l’Indiana. Il leur avait suffi de réduire leurs investigations à cet État, puis de me prendre la main dans le sac.

Et, voilà[30] (aurait dit ma mère) ! Ils me tenaient.

Naturellement, la question maintenant était : qu’allaient-ils faire de moi ? À ma connaissance, je n’avais enfreint aucune loi. Excepté lorsque j’avais fracassé le nez d’un agent fédéral. Ledit agent ne paraissait cependant pas trop pressé de remettre le sujet sur le tapis.

Le charivari – le FBI, un père et un avocat chez les CE – avait attiré le principal, M. Feeney, hors de son antre. Feeney quitte rarement son bureau, sauf pour assister parfois aux assemblées générales du lycée, histoire de nous rappeler qu’entre boire et conduire il faut choisir. Il nous a proposé d’utiliser sa salle de réunion perso. Une fois les sept protagonistes installés (mon père, celui de Ruth, les deux Agents Spéciaux, Goodheart, Feeney et moi), j’ai répété mon histoire.

Le devoir m’oblige à avouer que, mon récit dévidé, ils ont eu l’air plutôt… sceptiques. Je reconnais que j’avais moi-même du mal à me croire. Car enfin, comment cela s’était-il produit ? Comment expliquer que, chaque matin au réveil, je sache autant de choses au sujet de ces mômes disparus ? D’accord, c’était sans doute lié à mon foudroiement. Mais de quelle façon cela fonctionnait-il ? Et pourquoi ?

Personne n’avait de réponse. Et, à mon humble avis, personne n’en aurait jamais.

Malheureusement, j’ai vite constaté que l’Agent Spécial Johnson n’était pas prêt à se satisfaire de doutes. Il m’a posé des milliards de questions, dont certaines très bizarres. Si j’avais saigné des paumes et des pieds, par exemple. J’ai marmonné que non en le dévisageant comme s’il était dingue.

— Si tout cela est vrai… a-t-il commenté, une fois ses ressources inquisitrices épuisées, nous…

— Comment ça, si tout cela est vrai ? s’est insurgé mon père.

Joe Mastriani n’est pas particulièrement réputé pour son aptitude à contrôler ses humeurs. Non qu’il se fâche souvent, c’est même assez rare. Mais quand il commence, mieux vaut courir aux abris. Un jour, à la piscine, un mec s’est amusé à suivre Douglas en le traitant de débile – mon frère avait dans les dix, douze ans, à l’époque, et le gars une vingtaine d’années au moins. Lui-même n’avait d’ailleurs pas inventé l’eau chaude. Ça n’a pas empêché mon père de se le choper, de le dérouiller et de lui enfoncer la tête sous la flotte jusqu’à ce que le maître nageur intervienne.

Il a vraiment été super.

— Comment ça, si ? a-t-il répété. Douteriez-vous de la parole de ma fille, par hasard ?

L’Agent Spécial Johnson avait beau n’avoir sûrement pas eu vent de l’incident de la piscine, il s’est piqué une de ces frousses, les amis ! Il était évident que mon père était très fier de moi. Non seulement, je n’avais pas pleuré en exposant de nouveau ma version des faits mais, par-dessus le marché, je m’étais drôlement bien débrouillée, sur ce coup-là. Après tout, j’avais retrouvé un tas de gamins disparus. Dont une morte. Certes. Mais sans moi, on ne l’aurait jamais découverte. Quand on pense que mon père avait un fils schizophrène et un autre totalement asocial en dépit de sa prochaine entrée à Harvard, il devait être sacrément content que sa fille soit dégourdie, non ?

L’Agent Spécial Johnson a levé la main pour calmer le jeu.

— Ne vous méprenez pas. Je ne mets absolument pas en doute ce que nous a raconté Mlle Mastriani. Je dis juste que, si tout est vrai, nous avons devant nous une jeune demoiselle très particulière. Qui, par conséquent, mérite un traitement tout aussi particulier.

J’ai cru qu’il envisageait une parade triomphale à New York avec cotillons et tout le toutim, comme celle à laquelle ont eu droit les Yankees quand ils ont remporté le championnat national de base-ball. Défiler sur un char ne m’aurait pas dérangée. À condition qu’il ne se traîne pas trop.

En revanche, mon paternel a tout de suite soupçonné qu’il s’agissait d’autre chose.

— Quel genre de traitement ?

— Eh bien, d’ordinaire, en pareilles circonstances… euh… Je me permets de vous rappeler que le FBI a le plus grand respect pour les personnes qui, comme Mlle Mastriani, ont des dons de perception extrasensorielle. D’ailleurs, nous en consultons souvent, quand nous sommes dans une impasse notamment.

— J’en suis certain. Quel rapport avec Jess ?

— Voilà. Nous aimerions, avec votre permission bien sûr, installer Mlle Mastriani dans l’une de nos sections de recherches afin d’en apprendre plus sur ses talents stupéfiants.

M’est aussitôt revenu un de mes films d’enfance préférés, La Montagne ensorcelée[31]. Si vous l’avez vu, vous vous souvenez que les héros, dotés eux aussi de télesthésie – c’est ainsi que l’Agent Spécial Johnson nommait la perception extrasensorielle – sont envoyés dans une de ces sections où, bien que leur chambre soit équipée de sa propre fontaine à limonade (détail qui m’avait fort impressionnée dans la mesure où ma mère m’interdisait d’absorber quoi que ce soit en dehors de la cuisine, de peur que je ne tache la moquette), ils sont retenus prisonniers. Je me suis bruyamment raclé la gorge pour attirer l’attention, puisque tout le monde semblait m’ignorer.

— Je vous remercie, ai-je lancé quand les têtes se sont tournées vers moi, mais c’est non.

Goodheart, qui visiblement ne connaissait pas La Montagne ensorcelée, a protesté.

— Voyons, Jess, une seconde. Écoutons ce que l’Agent Spécial Johnson a à dire. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre quelqu’un doué de tes pouvoirs métapsychiques. Il est essentiel de chercher à comprendre ce qui t’est arrivé et la façon extraordinaire dont fonctionne le cerveau humain.

Interloquée, je l’ai fusillé du regard. Quel traître !

— Je ne mettrai le pied dans aucune section de recherche de Washington D.C., ai-je assené d’une voix qui a fait trembler les murs de la salle de réunion de Feeney.

— Oh, mais celle-ci est située ici, dans l’Indiana, a immédiatement contre-attaqué l’Agent Spécial Johnson. À une heure de voiture à peine, au sein de la base militaire de Crâne. Nous pourrons y observer le formidable don de Mlle Mastriani, et elle nous aidera sûrement à mettre la main sur d’autres disparus. Ce matin, vous avez appelé l’OFED parce que vous aviez localisé de nouveaux enfants, n’est-ce pas ?

— Oui, ai-je admis de mauvaise grâce. Mais vous ne m’avez pas laissé le loisir de les renseigner et, maintenant, j’ai tout oublié.

Ce qui était un gros mensonge. Comprenez-moi : j’étais de très méchante humeur. Je refusais d’aller à la base militaire de Crâne. Ou ailleurs, du reste. Je voulais rester où j’étais. Je voulais me rendre en retenue après les cours et m’asseoir près de Rob. Sinon, quand le reverrais-je, hein ?

Je devais aussi m’occuper du problème Karen Sue Hanky. Une fois de plus, elle m’avait lancé un défi, et j’allais être obligée de la renvoyer dans ses buts d’un bon coup de pied aux fesses. C’était ça, mon vrai talent. Pas ces trucs bizarres qui s’étaient produits ces derniers jours.

— Énormément de gens disparaissent dans le monde, mademoiselle Mastriani, insistait l’Agent Spécial Johnson, beaucoup plus que ceux dont la photo figure sur le dos des cartons de lait. Avec votre concours, nous pourrions retrouver des prisonniers de guerre disparus depuis vingt, voire trente ans, et mettre un terme à la souffrance de leurs familles. Nous pourrions localiser des pères indignes et les obliger à régler les pensions alimentaires qui ont tant manqué à leur progéniture. Nous pourrions traquer d’atroces tueurs en série et les attraper avant qu’ils ne récidivent. Le FBI récompense de façon non négligeable toute information lui permettant d’arrêter les individus faisant l’objet d’un mandat d’arrêt.

Cet aspect des choses a soudain ranimé l’attention de mon père. Moi-même, je me suis surprise à tendre l’oreille. Un peu. Ce serait tellement génial de rendre des êtres aimés à leurs familles affligées ou de choper les vilains afin qu’ils reçoivent le châtiment qu’ils méritent.

Cependant, je ne voyais toujours pas en quoi il était indispensable d’opérer à partir d’une base militaire. J’ai donc posé la question.

— En outre, ai-je ajouté, il y a le risque que ça ne marche pas. Et si je n’arrivais à localiser les gens qu’à partir de mon lit ? Pourquoi m’obliger à aller à Crâne au lieu de me laisser agir de chez moi ?

Les Agents Spéciaux Johnson et Davies se sont regardés. Les autres les ont regardés aussi, l’air de trouver mon objection parfaitement raisonnable.

— Ce serait envisageable, Jessica, a fini par admettre l’Agent Spécial Johnson. (Il ne m’a pas échappé qu’il avait cessé de m’appeler mademoiselle Mastriani.) Mais nos enquêteurs aimeraient beaucoup pratiquer certains examens. Et comme votre soudain talent semble résulter d’un foudroiement, il me semble que vous auriez intérêt à vous y soumettre. Nous avons, par le passé, découvert que, dans des cas similaires, des organes vitaux avaient subi des dommages, indétectables durant des mois avant que…

— Avant que quoi ? a lancé mon père en se penchant en avant.

— Eh bien, souvent, les personnes en question sont mortes brutalement. Paf ! D’une crise cardiaque. La foudre est très nocive pour le cœur, monsieur Mastriani. Parfois, il s’agit d’une embolie, d’un anévrisme… D’innombrables complications sont susceptibles de surgir. Un examen médical complet…

— …pourrait parfaitement être pratiqué ici, l’ai-je interrompu, quelque peu contrariée par ce que je venais d’entendre. Il y a le Dr Hinkle.

Notre médecin de famille, que je connaissais depuis toujours. D’accord, il n’avait pas diagnostiqué la schizophrénie de Douglas, la confondant avec une forme d’hyperactivité, mais bon, personne n’est parfait.

— Certes, a admis l’Agent Spécial Johnson. Cependant, un généraliste est rarement formé à détecter les subtiles modifications qui s’opèrent dans un organisme ayant été agressé comme le vôtre l’a été.

— Parlons un peu de ces récompenses, est tout à coup intervenu Feeney.

Je l’ai toisé. Quel enfoiré – excusez mon langage. Voilà qu’il essayait de trouver une façon de mettre le grappin sur l’argent du FBI. Histoire sans doute d’aménager une nouvelle vitrine dans le hall, afin d’y exposer nos coupes débiles remportées à des championnats débiles. Bon sang, ce que je déteste le bahut !

Quoi qu’il en soit, ça a été la goutte de trop. J’en avais ma claque. Je me suis levée en repoussant mon siège – drôlement plus confortable que n’importe quelle chaise de classe, il avait des roues et était composé d’une espèce de matériau luxueux dans lequel on s’enfonçait, sûrement pas du vrai cuir, sinon Feeney aurait eu des ennuis avec le conseil d’administration du lycée pour ses dépenses somptuaires.

— Très bien, ai-je décrété, si vous ne m’arrêtez pas, j’aimerais rentrer à la maison.

— Nous n’en avons pas terminé, Jess, a riposté l’Agent Spécial Johnson.

C’est alors qu’un événement extraordinaire s’est produit : ma lèvre inférieure s’est mise à trembloter (je crois que j’étais encore sous le choc, tant j’avais eu peur de finir en taule). S’en apercevant, mon père s’est levé à son tour et a déclaré :

— Si. Vous avez suffisamment intimidé ma fille pour aujourd’hui. Je la ramène à sa mère. Viens, Jess.

Les Agents Spéciaux Johnson et Davies ont échangé un coup d’œil amer. Ils n’appréciaient guère que je leur échappe. Cependant, mon père, une main sur mon épaule, m’entraînait déjà, ramassant au passage mon sac et ma flûte. De son côté, celui de Ruth a sorti de sa poche des cartes de visite qu’il a lancées sur la table de conférence.

— Si vous avez besoin de contacter les Mastriani, messieurs, a-t-il dit aux agents, faites-le par l’intermédiaire de mon bureau. Bonne journée.

Bien qu’apparemment très déçu, l’Agent Spécial Johnson s’est borné à me demander de l’appeler à l’instant où je changerais d’avis quant à la base militaire de Crâne. Puis il m’a tendu sa propre carte. En quittant la salle de conférences, l’Agent Spécial Davies a formé un pistolet avec son index et son pouce et a fait mine de me descendre. Un peu alarmant, si l’on se rappelle que ses narines étaient couvertes de sang séché et qu’un hématome violacé commençait à se dessiner sur l’arête de son nez…

Feeney n’a pas trop pinaillé pour m’accorder un jour de liberté. Il n’a pas mentionné non plus mes heures de retenue – j’ai compris par la suite qu’il n’était même pas au courant. D’une façon générale, les élèves ne sont pas son souci premier. Quant à Goodheart, pour lequel c’est le contraire, il n’a rien dit non plus. Sans doute parce que je l’avais supplié depuis longtemps de ne pas ennuyer mes parents avec ces broutilles, déjà qu’ils devaient surmonter la maladie de Douglas et tout le bataclan. Il a tenu parole, ce qui ne l’a pas empêché de me conseiller de repenser à Crâne. J’ai promis, mais je n’avais nullement l’intention de respecter cette promesse.

Mon père m’a ramenée chez nous en voiture. Sur le chemin, nous nous sommes arrêtés chez Wendy, et il m’a acheté une glace. Une petite blague entre nous : il avait pris cette habitude à l’époque où il devait venir me chercher quotidiennement à l’hôpital de jour où l’on me soignait pour une brûlure au troisième degré sur le mollet que je m’étais infligée avec le pot d’échappement de la moto du voisin. Le Dr Feingold, un neurologue, s’était offert une formidable Harley-Davidson vert menthe pour son cinquantième anniversaire et, toute petite, je le suppliais de m’emmener en balade. Il acceptait souvent, sans doute pour que je lui lâche les baskets. Il m’avait mise en garde un milliard de fois à propos du pot d’échappement mais, un jour, j’avais oublié toute prudence, et vlan ! brûlure au troisième degré de la taille d’un poing. J’ai encore la cicatrice, bien que l’équipe médicale ait agi au mieux, chaque jour pendant trois mois, afin de réparer les dégâts.

Les soins avaient été largement pires que la blessure elle-même. Je m’évanouissais à tous les coups. Alors, pour me rasséréner, mon père m’emmenait chez Wendy. Ce jour-là, donc, même si ça ne vous paraît pas grand-chose à vous, le geste était terriblement émouvant. C’était la réaffirmation du lien qui nous avait unis alors. Goodheart s’en serait léché les babines.

Passons. En route, mon paternel a accepté de n’avertir que ma mère – je l’ai obligé à prêter serment – et, de mon côté, j’ai juré de ne plus rien lui cacher. Pour autant, je ne lui ai pas parlé de Rob : après tout, le FBI n’en savait rien non plus, je ne risquais donc pas d’être arrêtée pour ça.

Et puis, la réaction de ma mère si elle venait à découvrir l’existence de Rob m’inquiétait bien plus que celle que l’histoire des gosses disparus allait déclencher.